L’autoroute du soleil est peut-être l’oeuvre la plus connue de Baru : elle reçoit en 1996 le prix du meilleur album à Angoulême, consacrant ainsi définitivement celui qui, dix ans auparavant, avait reçu le prix du meilleur premier album pour Quéquette blues. Ce que reflète ces deux prix, c’est le succès de Baru pour forger une oeuvre cohérente d’un album à l’autre, sans en passer par le stade de la série. Plusieurs raisons font de L’autoroute du soleil l’album le plus logique de Baru : celui qui concentre le mieux l’essentiel de son art.
Comme d’habitude, vous trouverez dans l’article des liens vers les anciens articles du Baruthon, mon exploration de l’oeuvre de Baru.
Baruthon 1 : Quéquette blues et La piscine de Micheville
Baruthon 2 : La communion du Mino et Vive la classe !
Baruthon 3 : Cours camarade
Baruthon 4 : Le chemin de l’Amérique
Baruthon 5 : promenades et albums collectifs
Du côté du soleil levant
La réalisation de L’autoroute du soleil est pourtant loin d’être évidente de prime abord. Il faut en passer par le Japon pour voir éclore cet album, et retourner un peu les évidences. C’est une évidence que de dire que la décennie 1990 est celle de la découverte par le grand public français de la bande dessinée japonaise, la manga. Quelques dates pour vous replacer ce phénomène : dans les années 1980, quelques tentatives émergent pour diffuser la bande dessinée japonaise en France mais les échecs commerciaux successifs empêchent le mouvement de prendre de l’ampleur, que ce soit par la presse (échec du Cri qui tue, première revue française spécialisée dans la manga en 1981) ou par l’édition (échec de l’édition du Gen d’Hiroshima de Keiji Nazazawa par les Humanoïdes Associés). C’est là une première phase durant laquelle la manga est encore une curiosité, un territoire à découvrir. La clé du succès est trouvée par Glénat, alors devenue une solide maison d’édition à grand tirage. Elle publie à partir de 1990 Akira de Katsuhiro Otomo qui rencontre un succès suffisamment important pour lancer un mouvement de fond, fortement soutenu par l’introduction réussie auprès du jeune public des anime à la télévision française dans les émissions Récré A2 et Le Club Dorothée depuis les années 1980. Ainsi, quand Glénat sort la manga Dragon Ball en 1993, il s’adresse à un public déjà conquis par la série télévisée. D’autres grands éditeurs s’engouffrent dans la brèche commerciale : Casterman en 1995, Dargaud en 1996. La seconde moitié de la décennie voit l’explosion du phénomène avec la traduction d’auteurs « classiques », ainsi que l’émergence d’une culture japanophile qui combine passion pour la manga, pour les jeux vidéos, et pour les anime (la première convention de l’association Epitamine a lieu en 1994.).
Il est déjà plus intéressant d’envisager le fait inverse : dans les années 1990, la bande dessinée japonaise s’ouvre à l’influence européenne et accueille en son sein des auteurs européens. Des passerelles commencent doucement à se créer entre les deux univers graphiques avant que les influences mutuelles ne deviennent de plus en plus manifestes dans les années 2000. Plusieurs auteurs français font alors le voyage au Japon ou se tournent vers l’édition japonaise. Frédéric Boilet, auteur en 1997 de Tokyo est mon jardin, est l’un d’eux, qui deviendra ensuite un passeur important entre les deux cultures. Baru, quant à lui, est contacté par Kodansha vers 1991 (avec Michel Crespin et Edmond Baudoin) pour réaliser un album de bande dessinée de plus de 200 pages. L’autoroute du soleil commence à être publié dans l’hebdomadaire Morning, revue de manga destinée à un public adulte masculin (seinen manga), puis sort en album en 1995, se déroulant finalement sur plus de 400 pages.
L’histoire ne s’arrête bien évidemment pas à l’édition japonaise. Au contraire, et je reprends là les paroles de Baru, l’objectif, à terme, est de faire republier l’album en France, « à un prix abordable », c’est-à-dire les 400 pages en un seul volume, à moins de 100 francs. Son éditeur du moment est Albin Michel, chez qui il a publié Le chemin de l’Amérique quatre ans auparavant, mais cet éditeur n’est pas tenté par l’expérience. En revanche, Casterman se montre intéressé, et Baru avait justement déjà posé des jalons chez eux avec sa participation l’album collectif Le violon et l’archer. Avec L’autoroute du soleil, Baru change d’éditeur de façon définitive : il se fixe chez Casterman. A cette époque, l’éditeur belge possède encore l’aura que lui donne le magazine A suivre dont le rédacteur en chef, Jean-Paul Mougin, commence à s’intéresser, à la suite de Glénat, au phénomène manga. Une collection Manga Casterman est donc créée pour accueillir des albums et des séries venues du Japon, généralement de taille assez imposante, même si L’autoroute du soleil reste une exception notable. Il constitue d’ailleurs le premier volume de la collection, comme si une transition par un auteur français avait été nécessaire pour que Casterman publie des mangas. C’est par exemple dans cette collection qu’est traduit en français Jiro Taniguichi avec L’homme qui marche, autre auteur phare du dialogue franco-japonais.
A noter que Casterman a réédité en 2002 L’autoroute du soleil dans sa collection Ecritures, lancée cette même année pour accueillir des rééditions d’anciennes bandes dessinées françaises et étrangères dans un format « roman » qui entend se rapprocher du « roman graphique » (concept vendeur des années 2000 après la décennie manga !) de l’édition indépendante. Comme dans le cas de la collection Manga Casterman, Baru est, avec Taniguichi, parmi les premiers auteurs publiés dans cette collection. Rien de surprenant : il est devenu un des principaux auteurs Casterman. Cette réédition aurait pu être une bonne chose si l’éditeur n’avait pas subrepticement découpé l’album original en deux tomes, d’une façon que seule justifie un objectif commercial. Heureusement, l’erreur a été réparée depuis et en 2008, L’autoroute du soleil est revenu en un seul volume dans cette même collection Ecritures.
Reminiscences
L’autoroute du soleil a des allures d’album idéal dans la carrière de Baru. Pourquoi ? Il incarne la cohérence de toute son oeuvre en accueillant de multiples réminiscences de ses travaux antérieurs. Le décor minier lorrain, si présent au début de l’album, n’est-il pas celui de Quéquette blues et Vive la classe ? Oui, mais transporté plus de trente ans après, les cheminées d’usine sont des monstres d’acier que l’on abat. Ce héros algérien, Karim Kemal, fasciné par les années cinquante, ne rappelle-t-il pas le Saïd Boudiaf du Chemin de l’Amérique qui, lui, est né dans les années cinquante ? Oui, mais le premier, avec une génération de décalage, est déjà bien plus sûr de lui. La tension sexuelle qui parcourt, de manière très différente, les trois personnages principaux (Karim le séducteur, Alexandre le puceau romantique et leur poursuivant Faurissier, amant destructeur et violent), n’évoque-t-elle pas les scènes cocasses de La piscine de Micheville ?
En revanche, Baru abandonne ici le principe du récit initiatique qui était celui de chacun de ses albums jusque là. Il le limite en tout cas à un seul personnage, Alexandre, le plus jeune, alors que Karim, lui, est déjà un adulte. Il en fait certes un élément de l’intrigue, mais pas le seul.
Au-delà de ces allusions, L’autoroute du soleil est, de l’aveu de Baru, la version longue de Cours camarade : ce que cet album, sorti en 1988 chez Albin Michel, aurait dû être si les conditions de l’édition française n’avaient empêché son extension. Le thème de départ est strictement le même : deux fils d’ouvriers, dont un d’origine arabe, se retrouvent poursuivis par des racistes fanatiques parce que l’un d’eux a couché avec la femme qu’il ne fallait pas. De nombreux personnages croisés au fil de cette longue fuite qui court jusqu’à Marseille se retrouvent dans l’album d’origine, en particulier le vieux soixante-huitard nostalgique. Mais les 400 pages permettent à Baru d’étoffer les personnalités, de faire durer la poursuite pour la rendre vertigineuse, de multiplier les épisodes et les rebondissements. Faurissier, qui poursuit les deux jeunes, sombre dans la folie ; les personnages rencontrés sur la route sont moins manichéens. La farce de potache qu’était Cours camarade se transforme en une épopée moderne.
Kodansha offre à Baru la possibilité de réaliser, selon les critères éditoriaux japonais, une histoire qui s’étend sur plusieurs centaines de pages en un temps très court, défi impensable pour l’édition française encore à l’étroit dans des formats d’albums prédéfinis. S’ajoute à ça le noir et blanc que Baru n’avait jusque là pas encore expérimenté. Suivant les formes japonaises, L’autoroute du soleil se déploie sur d’épais chapitres qui prolongent de pages en pages l’interminable course-poursuite des deux héros. L’expérience nipponne de Baru dévoile, en filigrane, les contradictions éditoriales du marché français qui n’est pas en mesure de satisfaire les envies nouvelles de ses auteurs. Pour mémoire, en 1992, Lewis Trondheim publie à l’Association Lapinot et les carottes de Patagonie, un album de 500 pages. Et le FIBD 1996 voit, en plus du couronnement de Baru, la remise du prix du meilleur album étranger à la série Bone de Jeff Smith, un autre récit de très longue haleine qui est alors en train d’être édité en France par Delcourt dans des albums de cent pages chacun.
Mais finalement, en 1995, Casterman accepte d’éditer 400 pages en un seul album… En l’espace de sept années, les critères ont-ils changé ? Les auteurs sont-ils davantage en mesure d’imposer leur volonté aux éditeurs ? L’autoroute du soleil semble annoncer les changements qui toucheront l’édition de bande dessinée des années 2000, avec l’émergence de l’objet « roman graphique » qui offre aux auteurs la possibilité d’achever une histoire aussi dense et longue qu’un roman.
Un mouvement épique
La publication au Japon ne s’impose pas à proprement parler comme une contrainte susceptible de modifier l’art de Baru. Au contraire, on pourrait presque dire que certains codes propres à l’auteur trouvent, dans le contexte japonais un refuge idéal : ainsi de la représentation assez crue de la violence du sexe ou de l’exagération presque caricaturale de certains visages. Le lecteur japonais est sans doute plus familier de ces procédés que le lecteur européens qui les perçoit comme des signes propres à l’auteur plus qu’au genre. La liberté d’action laissée à Baru par Kodansha a du être importante puisque L’autoroute de soleil est une oeuvre qui ressemble à son auteur.
Du point de vue de la narration, la longueur de l’album permet à Baru d’amplifier les procédés narratifs qu’il a pu mettre en oeuvre jusque là dans ses précédents albums. Vous l’aurez compris, c’est sans doute là ce qui m’enthousiasme le plus chez Baru : son talent de conteur en images, et sa capacité à nous tenir en haleine sur plusieurs centaines de pages, avec une intrigue somme toute assez mince (une course poursuite à épisodes), même si des rebondissements la relancent constamment.
Il y a tout d’abord cette voix narrative attirante, qui intervient dès le départ mais sait laisser la place à l’action au besoin. Chez Baru, le narrateur joue deux rôles. Il se contente parfois d’expliquer au lecteur une situation sociale ou politique, ou de nous présenter, sur une page entière, l’histoire de la Facel Vega : inscription dans le réel qui rend l’histoire crédible. Mais parfois, il s’amuse avec nous du tour qu’il joue à ses personnages, des retournements de situation… Dans L’autoroute du soleil, pourtant, le narrateur est largement en retrait : on sent ici que Baru délaisse un peu le « documentaire » au profit de la fiction, qui prend toute sa place.
Autre procédé courant chez Baru : l’accumulation des intrigues par l’accumulation de personnages. Chaque personnage a sa propre histoire en marge de l’intrigue principale et rien d’indique que l’on n’est pas susceptible de le croiser plus tard ou surtout que cette histoire qui est la sienne ne va pas interférer avec celle qui occupe Karim, Alexandre et Faurissier. On se rapproche de l’idée de « destins croisés », d’une narration à plusieurs voix qui rayonnent autour des personnages principaux. Il me semble parfois que Baru conçoit la narration selon un principe d’emboîtement : des évènements en apparence éloignés s’avèrent en réalité avoir un lien de cause à effet. Comme le résume le narrateur à la fin du premier chapitre : « Bien voilà. Toutes les pièces importantes du puzzle sont en place : Karim, Alexandre, René Loiseau et Raoul Faurissier. Plus tard, d’autres viendront s’emboîter. En attendant, que la sarabande commence ! ».
Et puis il y a le mouvement constant d’une bande dessinée conçue à la manière d’un road-movie, par une suite de chapitres qui sont autant de rebondissements et de surprises pour le lecteur, sur la même trame. On ne sait jamais si un personnage va être bon ou mauvais, s’il va trahir les héros ou les laisser se faire bastonner. On ne sait jamais d’où peut venir leur prochaine mésaventure. Je ne sais pas si Baru a ou non improvisé une partie du récit, qui lui serait venu au fil du crayon. Il semble apprendre, sous nos yeux, à mener un récit sur la durée, et se faire au moins autant plaisir que nous.
De ce point de vue là, L’autoroute du soleil est une étape essentielle dans l’oeuvre de Baru qui n’avait pas encore réussi à mener parfaitement une narration continue, préférant des ellipses fortes ou des suites de récits courts et anecdotiques. Ici, il introduit dans son travail une science du rythme jusque là peu variée, alternant moments de tension et moments de repos comiques, suites de cases rapides et décor unique en pleine page, longs dialogues et scènes muettes commentées par le narrateur. Il explore, en somme, la diversité de la narration graphique.
Comme toujours, Baru ne perd pas de vue l’un des enjeux principaux de ses fictions : rendre compte d’une réalité sociale. Pas comme sujet, mais comme décor. Là encore, les 400 pages permettent de traiter à la fois des questions purement dramatiques et des interogations plus sociales. Tout part de la Lorraine, ce décor maintenant devenu familier au lecteur de Baru. Tout part de la Lorraine et de ce haut-fourneau qu’on abat, signe d’une époque désormais révolue : la fermeture de nombreuses usines en Lorraine entraînent des manifestations dans les années 1980. Dans ces mêmes régions, les partis d’extrême-droite gagnent du terrain. L’allusion au Front National est, comme dans Cours camarade, transparente, et reste l’une des plus grandes inquiétudes de Baru. Les deux héros, Karim et Alexandre, pas encore amis mais promis à le devenir, vont croiser les autres fantômes politiques de la décennie : la montée du racisme ordinaire, les banlieues qui brûlent, la fin des utopies soixante-huitardes. C’est un monde en tension que nous décrit Baru en arrière-plan de son récit échevelé.
Il faut voir aussi les décors qui sont ceux de la poursuite : d’abord l’acier des usines ; puis le bitume de l’autoroute ; viennent le beton des banlieues ; et enfin les grues géantes du port de Marseille. Quelques petites incursions du côté de la campagne ponctuent le voyage. L’autoroute du soleil est avant tout un voyage, et une épopée où l’action ne s’arrête jamais.
A suivre dans : Sur la route encore, Casterman, 1997
Pour en savoir plus :
L’autoroute du soleil, Casterman, 1995 ; réédité en deux volumes en 2002, puis en un volume en 2008
Une interview de Baru sur l’album sur le site Bdparadisio
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