D’abord, une information toute récente que vous avez peut-être pu lire sur d’autres sites mais que je relaie à mon tour : les Eisner Awards, équivalent des Oscars pour la bande dessinée, ont été remis le 25 juillet dernier lors de la Comic-Con de San Diego par un jury de professionnels. Parmi ces trophées se trouve un prix du Digital Comic, qui existe depuis 2005 et revient, comme son nom l’indique, à la meilleure oeuvre publiée en ligne. Cette année, le gagnant est Cameron Stewart pour son webcomic Sin Titulo, que vous pouvez lire en anglais à cette adresse (http://www.sintitulocomic.com), ou traduit en français sur le site webcomics.fr. Stewart est connu depuis 2003 pour son travail de dessinateur de comic book chez DC (Catwoman, Batman and Robin), mais aussi Dark Horse et Oni Press.
Maintenant, le sujet du jour, dernier article avant une petite pause estivale pendant le mois d’août. Phylacterium ne fermera toutefois pas complètement : pas d’articles de fond comme le reste de l’année, mais un rendez-vous surprise vous attendra tous les dimanches…
Bon… L’article du jour, donc.
Cela fera six mois à la fin de l’été que le projet Les autres gens (http://www.lesautresgens.com/) a été lancé sur le net par une dynamique équipe d’auteurs de bande dessinée. Un petit résumé pour ceux qui ne sauraient pas ce qu’est Les autres gens et qui n’auraient pas le courage d’aller relire l’article que j’avais écrit à ses débuts, en le mettant en perspective avec le principe feuilletonesque en bande dessinée. Les autres gens est un feuilleton quotidien en bande dessinée, c’est-à-dire qu’un épisode est présenté tous les jours aux abonnés du site et que l’histoire se poursuit ainsi indéfiniment, l’intrigue s’étoffant de jour en jour. Ce feuilleton-bd emprunte ses principes scénaristiques au genre du soap opera télévisé des années 1970. On suit les pérégrinations quotidiennes, pour ainsi dire en temps réel un groupe de personnes qui gravite autour du personnage initial, la jeune étudiante Mathilde qui se retrouve soudainement millionnaire après avoir gagné au loto. Il y a autant d’intrigues que de personnages et, selon un principe de génération spontanée, le nombre de personnages augmente au fur et à mesure que « d’autres gens » apparaissent. C’est le bon vieux principe narratif des « destins croisés » qui permet une extension théoriquement infinie à la fois dans le temps (jour après jour, et en temps réel) et dans l’espace (personnage par personnage). Seul ajout que permet la bande dessinée : si chaque épisode est scénarisé par Thomas Cadène, une trentaine de dessinateurs se relaient pour la mise en image.
La question de l’abonnement comme modèle
Tout d’abord, l’originalité des Autres gens ne tient pas tant que ça à son mode de publication par Internet. Ici, Internet est à proprement parler un canal de diffusion et agit assez peu sur le contenu même de l’oeuvre. La série pourrait très bien être diffusée épisode par épisode dans un quotidien papier, chose fréquente il y a encore quarante ans. Ce qui ne veut pas dire qu’Internet n’a pas d’impact sur le projet, mais son impact se limite au mode de diffusion et de consultation. Il permet aux auteurs deux choses essentielles. D’une part l’affranchissement de la tutelle de l’éditeur comme interface avec le lecteur. Là, au contraire, cela s’apparente à de l’auto-édition : les auteurs sont en contact direct avec les lecteurs qui achètent leur bande dessinée. L’arrivée des Autres gens a d’ailleurs coïncidé avec les tensions entre auteurs et éditeurs sur la question des droits d’exploitation numérique, et sur le modèle économique de la bd numérique (à ce sujet, voir un précédent article); c’est, indirectement, une forme de réponse que la série apporte. D’autre part, Internet a permis de rompre les contraintes à la fois temporelles et spatiales de l’édition périodique. J’entends par là que le site peut accueillir chaque jour une très grande quantité de dessins, bien plus, en tout cas, que ne pourrait le faire un support papier (contrainte spatiale) et que tous les épisodes se trouvent réunis sur un seul support et peuvent être consultés à tout moment par les abonnés.
Voilà l’autre particularité des Autres gens dans le concert encore balbutiant de l’offre numérique payante (la majorité des bandes dessinées présentes sur Internet étant pour l’instant gratuite) : le modèle de l’abonnement. Sur son blog Marre de la TV, (http://julien.falgas.fr/) voit l’abonnement comme le modèle idéal pour le développement de la bande dessinée en ligne. Le lecteur paye non pas pour un album entier, mais pour un abonnement qui lui donne droit soit à la consultation d’un bouquet d’albums pendant un temps limité, soit à une livraison régulière.
Après tout, cette consultation régulière où le lecteur revient sur le site dès qu’il en envie pour lire les derniers travaux d’un auteur de bande dessinée, n’est-ce pas le chemin pris par les blogs bd et les webcomics depuis le début des années 2000 ? Créer un rendez-vous régulier a été le modèle de diffusion de la bande dessinée sur Internet et, pour cette raison, j’approuve l’affirmation de Julien Falgas. D’une certaine manière, les webcomics et blogs bd encore empiriques des premières années ont préparé le terrain aux Autres gens en créant un usage de lecture. Mais du coup, la série doit aussi parvenir à se justifier comme oeuvre « payante », par sa qualité, face aux nombreuses oeuvres gratuites. C’est là un des enjeux pour les auteurs. Le prix de l’abonnement reste modeste par rapport à un album papier (relativement logique puisqu’il n’y a ni imprimeur, ni éditeur, ni libraire à payer en sus) : environ 2,50 euros par mois (15 euros pour six mois), pour une vingtaine d’épisodes par mois.
Analysons un brin
Mettons donc de côté l’aspect Internet qui concerne surtout la diffusion, et concentrons nous sur l’oeuvre elle-même. Elle se caractérise par un dispositif graphique spécifique : le changement constant d’auteur, et par un dispositif narratif basé sur le personnage. Rien de cela n’est particulièrement nouveau dans la bande dessinée : le changement d’auteur a été exploité dans Le Décalogue, et la série Donjon joue également sur une forme de narration en destins croisés, ou chaque personnage possède son histoire susceptible d’être racontée un jour. Mais il est tout à fait ingénieux d’avoir combiné ces deux dispositifs avec une série feuilletonesque pour autonomiser chacun des épisodes. C’est là l’enjeu le plus important des épisodes des Autres gens : donner un sens à chaque épisode et se montrer capable de surprendre le lecteur à chaque fois. J’aurais tendance à dire que l’adéquation n’est pas toujours parfaite : l’épisode part trop dans tous les sens, le style du dessinateur jure trop avec les thèmes… Mais sur plus de vingt épisodes par moi, ce sont des écarts largement pardonnables et qui ne gènent pas plus que ça la lecture sur le long terme.
D’un point de vue graphique, j’aurais tendance à dire que c’est surtout une question de goût. J’ai été épaté par certains auteurs qui semblent se servir des Autres gens pour mener des expériences graphiques nouvelles (Vincent Sorel, Bandini, Chloé Cruchaudet, Alexandre Franc, pour citer ceux que je ne connaissais pas avant), tandis que d’autres dessinateurs m’ont moins surpris et donc moins plu. Ce qui me fait dire, comme mon avis personnel n’est pas universel, que la série en offre pour tous les goûts car, comme il n’y a pas de réel modèle initial (Bastien Vivès n’a réalisé que le premier épisode), chaque dessinateur s’approprie les personnages, les situations, les décors.
Pour ce qui est de la narration, elle a considérablement évolué en s’étoffant au fil des personnages. Les premiers épisodes proposaient des intrigues encore adolescentes (des histoires d’argent et de sexe), avec des personnages stéréotypés (en gros : la jolie brune à qui tout réussit, le couple de millionnaires désabusés, la meilleure copine rousse malheureuse en amour, le bon élève coincé, le couple homosexuel de jeunes cadres dynamiques, le bobo de gauche borné). L’intrigue saute, au fil des épisodes, d’un personnage à l’autre et on suit ainsi plusieurs vies parallèles, qui se croisent parfois de façon inattendue. Et puis, au fur et à mesure, plusieurs procédés ont fait évoluer les personnages, et par là l’intrigue rendue plus dense et moins prévisible. Ce sont des procédés narratifs connus mais utilisés ici de façon efficace. (attention, quelques spoilers dans ce qui suit, mais pas trop quand même). Alors bien sûr, de nouveaux personnages sont venus garnir le panier, tandis que d’autres qui semblaient surtout là pour servir de décor se sont avérés avoir une personnalité : de la petite douzaine de personnages initiaux, la série a atteint en cinq mois une bonne vingtaine de « destins » réguliers. Pour aller un peu au-delà des intrigues adolescentes et du quotidien, Thomas Cadène, le scénariste-architecte de cet édifice, a ajouté des personnalités « hors normes », en particulier sexuellement, comme Gédéon le mystérieux gigolo et Louis Offman le sadique richissime.
Autre procédé classique, par exemple : faire subir à un personnage un événement tel qui l’amène à révéler un aspect enfoui de lui-même et donc à sortir de son stéréotype. D’où Emmanuel, le bon élève coincé, qui découvre un épanouissement sexuel complètement nouveau chez ses voisins échangistes. A l’inverse, d’autres personnages, par contraste, semble être restés « coincés » dans leurs intrigues antérieurs, incapables d’évoluer avec les situations.
Et puis parfois, Thomas Cadène nous gratifie d’une « grande intrigue » dont le suspens court sur plus d’un mois, comme celle du secret de famille qui avait vu se venger Véronique de ses trois cousins, Mathilde, Romain et Dimitri.
En relisant mon paragraphe précédent, j’ai l’impression que Les Autres gens me fait céder au plaisir addictif propre au feuilleton. Ici, l’ancrage dans le présent (les scènes se passent généralement à Paris et en temps réel) et le fait que le scénario n’ait pas encore atteint les limites de l’invraisemblable (le plus gros écueil qui l’attend, sans doute) rend le tout encore plus prenant. C’est une alchimie narrative complexe, presque entièrement basée sur les potentialités des personnages, et qui consiste à ménager des intrigues, à en clore d’autres, et à révéler des surprises au besoin.
Renouvellement estival
La question terrible que pose le feuilleton est évidemment celle de son renouvellement. C’était ma première crainte lorsque je m’étais abonné aux Autres gens : si le saut d’une intrigue à l’autre intéresse un temps, il arrive que le lecteur apprécie que l’on vienne briser la monotonie de sa lecture. Et je me sais assez exigeant de ce point de vue là, même à court terme.
Un choix aurait pu être de faire appel aux potentialités du canal de diffusion lui-même, c’est-à-dire à Internet, pour proposer ce que certains voient comme le Graal de la bande dessinée numérique, l’interactivité. L’interactivité consiste à faire intervenir activement le lecteur dans l’oeuvre, en lui donnant l’illusion de la générer lui-même. Le numérique offre des occasions d’interactivité multiples dont la plupart le rapprochent du jeu vidéo : le lecteur doit déplacer un objet sur l’image, il est lui-même interpellé par les mails qu’il reçoit, il participe à la conception de l’histoire… Pour l’instant, l’interactivité sur les Autres gens reste limitée à la nécessité de cliquer pour faire apparaître la case suivante. Ah, et si, la création de compte Facebook pour quelques uns des personnages (qui les consulte régulièrement) a été un autre moyen choisi pour développer le lien avec le lectorat et l’immerger dans l’univers de la série.
Mais ce n’est pas l’orientation choisie pour renouveler la série qui, d’un point de vue purement formelle, est tout à fait traditionnelle. Non. Basée sur une richesse narrative (l’art de raconter), c’est par la richesse narrative qu’elle cherche à innover. Et là, Les Autres gens sort de son modèle du feuilleton. Et ça m’intéresse. Les nouveautés sont pour l’été, comme pour fêter les six mois de diffusion. L’idée développée par les auteurs est de multiplier les semaines autonomes en partie détachées de l’intrigue principale, soit par la participation d’un seul ou deux auteurs, soit par un thème spécifique, soit par le développement d’une histoire parallèle. Ça a été le cas il y a deux semaines avec quatre épisodes scénarisés par Kris et dessinés par Ken Niimura pour conclure le mystère de Véronique, comme un point d’orgue marquant la fin d’une intrigue au long cours. Et puis cette semaine, Alexandre Franc et Vincent Sorel se lancent dans un récit autonome à quatre mains autour d’un personnage secondaire de l’intrigue principale. Quelques annonces sont venus confirmer la volonté de casser la routine : une semaine dessinée entièrement par Sacha Goerg sur le thème du sexe, et la participation de Christophe Gaultier, auteur à l’impressionnante bibliographie.
L’autre problème à résoudre pour Les autres gens est : comment prendre des lecteurs en cours de route ? Début juillet, le site annonçait un peu plus de 1025 lecteurs, ce qui correspond à un cinquième des lecteurs du premier mois gratuit. Les épisodes individuels de l’été, ainsi que les amusants résumés à la fin de chaque mois semblent des réponses à ce besoin de trouver de nouveaux abonnés.