Jules Verne et la bande dessinée : la force d’un imaginaire littéraire
On connaît trop peu les liens étroits qui unissent la bande dessinée française à la riche tradition littéraire et à la connaissance et à la diffusion des auteurs classiques et reconnus. La question de l’adaptation littéraire en bande dessinée, pourtant tout à fait pertinente, reste assez peu étudiée et je souhaite donner dans cet article deux exemples représentatifs des interrogations que posent l’adaptation avec deux ouvrages inspirés et adaptés de Jules Verne : l’un est sorti récemment chez Delcourt, Les enfants du capitaine Grant, d’Alexis Nesme, l’autre est maintenant un classique de la bande dessinée, Le démon des glaces de Jacques Tardi, paru en album en 1974 et réédité depuis chez Casterman.
Les choix de Tardi et de Verne ne sont pas innocents, évidemment. Le premier est l’un des auteurs de bande dessinée les plus liés au monde de la littérature. Il est un auteur profondément littéraire, dans le sens où il ne dresse pas de barrières entre la littérature et la bande dessinée et agit sans cesse vers la fusion des deux univers. Quant à Verne, il s’agit d’un écrivain traditionnellement apprécié par les auteurs de bande dessinée. L’imaginaire vernien offre une très large palette d’images extraordinaires pouvant résonner dans l’esprit du lecteur et donner lieu à des aventures au décor exotique (or la référence par l’image est à la base de l’art de la bande dessinée). Dès les années 1930-1940 les grandes séries pour la jeunesse ont fait des emprunts à Verne ; relisez les séries anciennes mais vénérables Zig et Puce d’Alain Saint-Ogan et Tintin d’Hergé en ayant en tête les grandes thématiques verniennes (épopée spatiale, civilisations secrètes, fantaisie scientifique et tour du monde). Mais l’attractivité des romans de Jules Verne perdure au fil des décennies ; le sous-genre littéraire de science-fiction dit steam punk est en grande partie inspiré par le foisonnement des récits de Verne (fr.wikipedia.org/wiki/Steampunk). En bande dessinée, on en trouve des exemples avec La ligue des gentleman extraordinaires d’Alan Moore et Kevin O’Neill et Hauteville House de Fred Duval et Thierry Gioux. Voyages sous-marin ou spatiaux, machines extraordinaires, civilisations perdues : le monde de Verne présente un double avantage. Il est bien connu ( donc facile d’y faire référence sans être obscur) et généralement reconnu comme un objet culturel « noble » ; il est peut-être l’un des univers littéraires le plus à même d’être traduit en images par des dessinateurs à la recherche de dessins fantastiques et agit bien souvent comme un libérateur d’imagination, ce que nous allons tenter de voir avec les deux exemples.
L’adaptation littéraire selon Jacques Tardi
Lorsqu’il dessine en 1974 Le démon des glaces, Jacques Tardi est encore un jeune auteur travaillant au journal Pilote et n’ayant à son actif que deux récits longs, Rumeurs sur le Rouergue, scénarisé par Pierre Christin, et Adieu Brindavoine, dont il a assuré le scénario. C’est également le cas de ce Démon des glaces qui est plus un hommage à Jules Verne qu’une adaptation, puisqu’il ne reprend aucun récit vernien. L’intrigue initiale, toutefois, rappelle l’esprit d’aventure de l’auteur des « Voyages extraordinaires » : à la fin du XIXe siècle, Jérôme Plumier, prototype du jeune héros romantique, embarque sur l’Anjou. Arrivé dans l’Antarctique, les évènements extraordinaires se succèdent : un bateau fantôme pris dans les glaces est découvert tandis que l’Anjou explose sans raison apparente. Que cache donc cet endroit où tant de bateaux ont déjà disparu ? Et surtout, qu’est-ce que tout cela a à voir avec l’oncle de Jérôme Plumier, mort depuis peu ? Le jeune héros, bien décidé à comprendre ce mystère, est entraîné à la rencontre de savants fous voulant détruire la planète, de canons sous-marin, de véhicule amphibie, etc. Tardi rassemble dans son histoire différentes thématiques verniennes (univers marin et sous-marin, science fantasmée, machines extraordinaires…), et quelques motifs viennent rappeler à qui s’adresse l’hommage : l’un des bateaux s’appele le Jules Vernez, le jeune héros se fait attaquer par un poulpe géant… Le titre même rappelle une oeuvre peu connu de Verne, Le sphinx des glaces, Le maître n’est pas loin…
Mais l’hommage ne vient pas seulement du scénario, il donne également lieu à une esthétique toute particulière dont l’objectif principal est de se rapprocher des gravures de la fin du XIXe telles qu’elles paraissent, entre autres, chez l’éditeur Hetzel qui publie Verne entre 1863 et 1905. Pour ce faire, Tardi utilise une technique qui donne un résultat très proche de la gravure, en particulier de la gravure sur bois (idéal donc pour donner un aspect archaïque): la carte à gratter. Cette technique reste assez peu courante en bande dessinée (on peut citer Andreas ou plus récemment Matthias Lehmann) mais son effet est réellement impressionnant : il donne un fort contraste entre les noirs et les blancs et permet de jouer magistralement sur les ombres et les clairs-obscurs. Ce que recherche surtout Tardi, c’est de renvoyer directement à une imagerie du XIXe siècle, époque où la gravure dominait le monde de l’illustration de romans, qu’il s’agisse de Jules Verne où d’autres auteurs d’ailleurs. Certaines planches du Démon des glaces sont directement reprises d’illustration de Gustave Doré, célèbre graveur des années 1850-1870 : une scène où le bateau avance dans les glaces reprend une gravure de Doré pour The rime of the ancient mariner de Samuel Coleridge. Tardi ne s’arrête pas à la virtuosité technique : Le Démon des glaces tend aussi à se rapprocher, sur le plan narratif, du style des romans populaires de la Belle Epoque, période privilégiée par l’auteur. Ainsi, l’album est divisé en chapitres qui se terminent par un dramatique « que va-t-il se passer ? », il est animé par un narrateur très présent à l’élocution ampoulée et il comporte parfois de longues explications scientifiques plus ou moins fantaisistes, là aussi à la manière de Verne.
Pourtant, Le Démon des glaces n’est pas non plus un déférent hommage au grand écrivain, mais bien plutôt un détournement des codes du roman vernien. C’est cela qui donne toute sa modernité et son originalité au récit et ne le cantonne pas au simple statut d’adaptation fidèle, bien souvent fatale… Ainsi, alors que chez Verne la science est triomphante et bienfaitrice, le motif du savant fou change la donne et annonce une science destructrice, celle de la guerre de 14-18 qui deviendra l’un des grands thèmes de Tardi. Surtout, lorsque le jeune héros si prototypique, Jérôme Plumier passe dans le camp des savants mégalomanes, le manichéisme caractéristique des romans populaires est bouleversé. Le pauvre narrateur ne sait plus quoi dire et est désappointé par son propre héros qu’il ne parvient pas à faire revenir du côté du Bien… Le Démon des glaces est donc un roman de Verne si celui-ci avait pris acte des évolutions culturelles du XXe siècle : interrogations sur les dangers de la science et statut narratif autonome acquis par l’image. Si, dans la littérature du XIXe, l’image est surtout l’illustration du fil narratif, dans la bande dessinée, c’est elle qui prend les commandes. Le narrateur, qui ne peut s’exprimer que par les mots, est dépassé par les images.
Tardi, dans une interview donné à Numa Sadoul, évoque très justement sa vision de l’adaptation littéraire et considère que « l’adaptation devient une oeuvre à part entière, quelque fois différente, quelque fois fidèle, et pas meilleure pour autant ». Liberté donné à l’adaptateur. Dans le cas de la bande dessinée, celui-ci ne doit pas se contenter de mettre en images un récit, il doit lui donner une singularité propre, quitte à s’écarter du livre d’origine. Tardi connaît bien le monde de l’adaptation et la littérature est très présente dans sa carrière. En 1978, il signe avec Manchette, écrivain considéré comme l’initiateur du « néo-polar », l’album Griffu. A partir de 1982, il adapte quelques romans de Léo Malet de la série des Nestor Burma. Suivent ensuite Jeux pour mourir d’après Géo-Charles Véran en 1992 et Le Cri du peuple de Jean Vautrin en 2001. Si on ajoute qu’il a illustré Mort à crédit de Céline et qu’il dessine les couvertures des romans de Daniel Pennac, on voit que Tardi est un pont entre deux univers que l’on oppose en général, celui de la littérature et celui de la bande dessinée. Sans compter que sa série-phare, Les aventures d’Adèle Blanc-Sec est un hommage constant à la littérature populaire fantastique et à ses savants fous, monstres préhistoriques, statuettes maudites… Les références des albums de Tardi viennent le plus souvent d’univers littéraires qu’il admire et qu’il met en images pour le lecteur.
De la difficulté d’illustrer Jules Verne
Telle est la vision de l’adaptation littéraire selon Tardi : l’oeuvre initiale est faite pour être transformée, quitte à être méconnaissable. L’adaptation n’est pas illustration du roman, elle est une autre oeuvre, relevant d’un genre différent et répondant à d’autres contraintes. Les enfants du capitaine Grant d’Alexis Nesme, sorti en août chez Delcourt est loin de cette interprétation de l’adaptation littéraire en bd. L’album a d’autres forces, et j’en parlerai, mais il reste une adaptation trop respectueuse, assez servile du point de vue de l’histoire, et qui est très loin du second degré libérateur du Démon des glaces ; sa lecture m’a été nettement moins stimulante.
Petite présentation générale d’abord, car il est toujours intéressant de découvrir un nouvel auteur. Alexis Nesme est un jeune auteur qui vient du monde de la bd jeunesse, avec des séries comme Grabouillon et Les gamins, toutes deux chez Delcourt. Ses premiers albums contiennent déjà en partie le style qu’on lui retrouve dans Les enfants du capitaine Grant : personnages animaliers, fraîcheur et précision du dessin et maîtrise des couleurs. En adaptant Verne, il se joint à un projet plus ambitieux : un récit en trois albums (pour une question de temps et de masse à adapter mais aussi sans doute pour des raisons commerciales) qui s’inscrit dans la collection Ex-Libris de Delcourt. Cette collection a été créée par Jean-David Morvan en 2007 et est uniquement tournée vers l’adaptation de classiques littéraires par de jeunes auteurs. Et Alexis Nesme ne s’en sort pas trop mal sur ce tremplin, car il profite de cet album pour montrer sa grande virtuosité de dessinateur. Quant au roman d’origine, il date de 1868. Lors d’un voyage en mer, Lord Glenarvan découvre un appel au secours dans une bouteille à la mer, lancée par le capitaine Grant. Il décide alors d’aller à la recherche du naufragé, accompagné par les enfants de ce dernier. Le récit entraîne les aventuriers dans les Andes, en Australie, en Nouvelle-Zélande. Autant d’occasions pour dessiner des paysages grandioses, montagnes gigantesques, océans, déserts et couchers de soleil… Nous sommes très loin du sobre noir et blanc de Tardi : ici, les couleurs vives éclatent dans de grands panoramas et des scènes d’ensemble. Nesme amplifie le principe, connu depuis longtemps dans la bande dessinée, qui veut que l’utilisation de telle ou telle couleur favorise, selon le contexte narratif, tel ou tel sentiment chez le lecteur. Chaque page se base ainsi sur une couleur principale qui est déclinée et envahit les autres couleurs de la page (une technique assez semblable est utilisé dans certaines pages de la série De capes et de crocs par le dessinateur Masbou). D’un point de vue purement graphique, l’album de Nesme est donc tout à fait réussi.
Mais l’esthétique ne suffit pas pour une adaptation, le traitement du récit est également important. Or, de ce point de vue, l’intérêt est plutôt maigre : le scénario est très proche des péripéties du scénario d’origine, trop proche sans doute, et manque de recul. Quelques efforts ont pourtant été fait pour donner une coloration littéraire à l’album, comme la couverture qui rappelle les couvertures de Hetzel, rouge et or. De même que chez Tardi, on trouve un narrateur, des explications scientifiques et une division en chapitres. Mais Nesme échoue, me semble-t-il, à adapter un roman (donc des mots) avec des images : il illustre plus qu’il ne réinvente l’histoire et ne prend pas de risques excessifs ni de parti pris en matière de narration. En comparaison, l’hommage du jeune Tardi est beaucoup plus audacieux, puisque, tout en affirmant une intention esthétique (la carte à gratter), il l’accompagne d’un scénario original.
L’imaginaire foisonnant du roman vernien est particulièrement porteur d’un point de vue graphique. Et la comparaison entre les deux albums montre bien que cette imaginaire ouvre sur une diversité d’interprétations esthétiques. Je suis toujours enthousiaste face aux passerelles qui peuvent se créer entre les deux genres littéraires que sont le roman et la bande dessinée. L’exemple de Tardi montre à quel point ces contacts peuvent être enrichissants : pour la BD, qui y gagne une intrigue et un univers, et pour le roman qui survit ainsi hors des cercles de connaisseurs et des seules salles de classe. C’est un faux débat que d’opposer la BD à la littérature, évidemment ; l’un ne condamne pas l’autre et les adaptations de romans permettent une deuxième naissance à l’oeuvre. La collection de Delcourt, Ex-libris, part sans doute du même constat. Les résultats sont cependant assez inégaux et montrent que l’adaptation littéraire en bande dessinée est un art difficile où l’affranchissement d’une admiration sans bornes est souvent la solution la plus juste.
Pour en savoir plus :
Sur Alexis Nesme (né en 1974) :
Grabouillon, Delcourt, 2003-2007 (2 tomes)
Les enfants du capitaine Grant, Delcourt, 2009
un article de Bodoï : http://www.bodoi.info/magazine/2009-05-14/le-voyage-extraordinaire-dalexis-nesme-au-pays-de-jules-verne/16194
Sur Jacques Tardi (né en 1946) :
Le Démon des glaces, Dargaud, 1974 (réédité depuis)
La bibliographie concernant Tardi est assez volumineuse… Voici les ouvrages utiles que j’ai consulté :
Thierry Groensteen, Tardi, Magic-Strip, 1980
Numa Sadoul, Tardi : entretien avec Numa Sadoul, Niffle-Cohen, 2000
Et de chouettes albums faits à la carte à gratter pour connaître les possibilités de cette technique :
Andreas, Cromwell Stone, 1984-2004 (éditions Michel Deligne puis Delcourt)
Matthias Lehmann, L’étouffeur de la RN 115, Actes Sud, 2006
Thomas Ott 73304-23-4153-6-96-8, L’Association, 2008
Concernant la carte à gratter, je ne saurais que trop conseiller l’oeuvre du génial Thomas Ott, expressionniste, hallucinée et muette.
à découvrir principalement aux éditions L’Association (son dernier en date: 73304-23-4153-6-96-8 http://www.bodoi.info/critiques/2008-04-11/73304-23-4153-6-96-8/3847)
Merci pour la référence ! Je ne connaissais Thomas Ott que de nom, mais je vais me dépêcher de lire un de ses albums. En attendant, je le rajoute comme digne représentant de la carte à gratter.
Mr Petch
Ping : Martha Jane Cannary, Matthieu Blanchin et Christian Perrissin, Futuropolis, 2008-2009 « Phylacterium