Aujourd’hui, au lieu de vous parler d’un album ou d’un auteur, je vais vous parler d’un pays. Car un séjour d’un mois à Madrid ne m’a pas empêché de m’adonner à la lecture de bandes dessinées ! Pourtant, l’Espagne n’est pas réputée pour être un pays de la bande dessinée, contrairement à la France, la Belgique et l’Italie, pour ne citer que les pays européens…
Je vais me contenter ici de résumer rapidement pour vous l’évolution de la BD espagnole, tiré de l’ouvrage Tebeosfera de Manuel Barrero, livre lui-même issu du site de référence en matière de BD espagnole du même nom (http://www.tebeosfera.com/portada.php ). Tout cela est donc assez décousu, et je vous donne en bas les références pour approfondir. Comme le reste de l’Europe, l’Espagne voit le développement de revues pour enfants incluant des bandes dessinées durant les premières décennies du XXe siècle. Une des plus connues est TBO qui donne pendant un temps son nom à la BD espagnole (los tebeos). Les années 1930-1940 voient donc l’accroissement du capital des maisons d’édition spécialisée et le succès de la BD, y compris dans des revues humoristiques pour adulte. A cette époque, la place de la BD est si importante dans la société qu’elle joue un rôle durant la guerre civile, avec des publications partisanes. La situation va rester ainsi jusque dans les années 1960 : de grands groupes de presses comme les éditions Bruguera développent une bande dessinée essentiellement commerciale, le plus souvent destinée aux enfants.
Mais le déclin commercial se fait sentir dès les années 1960, ainsi qu’un besoin de renouveller le marché de la BD. Les reflexions d’auteurs et d’éditeurs pour une nouvelle bande dessinée coïncident avec les années de développement économique (1961-1973) et la chute de Franco qui permet la libération des moeurs au sein de la société espagnole (1975). Le phénomène a été théorisé comme le « boom » de la BD adulte espagnole, dans le sens où l’évolution nait au sein du secteur adulte. Nouvelles maisons d’édition, nouvelles revues, apparition de l’érotisme et de l’humour satirique, ouverture vers les comics américains en sont les caractéristiques principales. El Vibora et El Jueves sont des nouvelles revues ambitieuses qui accueillent des auteurs sensibles aux modes internationales de la BD des années 1970-1980 : omniprésence de la science-fiction, goût prononcé pour l’underground critique, présence de la sexualité, succès de l’horreur et du fantastique. La Salon de la BD de Barcelone est crée en 1980.
La notion de « boom » de la BD adulte qui durerait de 1970 à 1986 est toutefois relue actuellement de façon critique comme un mouvement fugace et parfois surestimé. Il correspond surtout à l’arrivée bruyante de nouveaux éditeurs indépendants aux idées novatrices (La Cupula, Norma, Toutain) qui ont profité de l’euphorie des années post-franquistes pour affirmer leur originalité dans un marché dominé par de grosses maisons concentrées et dépourvues d’ambitions artistiques. Mais pour la place de la BD en Espagne, il s’agit davantage d’un échec. Dès 1986, l’enthousiasme initial s’affaisse et beaucoup de revues et de maisons d’édition nées du « boom » disparaissent. Le public adulte n’est plus au rendez-vous et dans le même temps, la BD pour enfant, plutôt délaissée, connaît également une crise. La situation actuelle est donc assez difficile. Les dessinateurs de BD sont souvent en parallèle illustrateur, designer ou peintre. Surtout, l’influence étrangère est très forte et empêche l’apparition d’une véritable école espagnole. D’une part les auteurs américains, franco-belges et japonais sont plus présents que leurs homologues locaux dans les étalages des librairies et d’autre part les auteurs espagnols cherchent souvent un travail hors d’Espagne à l’image de Juanjo Guarnido et Juan Diaz Canales, les créateurs de Blacksad pour le marché français. Certains critiques jugent que le marché de la BD en Espagne est devenu avant tout commercial et que les éditeurs du « boom » n’ont pas su transformer l’essai.
Le mieux pour présenter la bande dessinée espagnole est de présenter quelques auteurs. J’ai choisi trois auteurs de générations différentes et aux styles différents qui sont publiés et traduits en France. Pas de soucis, donc, pour les non-hispanophones, vous pourrez les découvrir également.
Carlos Gimenez (né en 1941)
Lorsque Carlos Gimenez commence sa carrière de dessinateur dans les années 1960, le franquisme pèse encore sur la société espagnole et la bande dessinée est très marquée par la tradition et les grands thèmes des comics américains (aventure, guerre, western) et aux mains de puissantes agences de presse. Il commence donc par des récits pour la jeunesse pour la maison Selecciones Ilustradas, séries généralement destinées à l’exportation. Ainsi, sa première grande série Dani Futuro est publiée dans le journal Tintin à partir de 1972. Mais Gimenez fait surtout partie des dessinateurs espagnols qui, à la fin des années 1960, vont tenter de bousculer le milieu de la bande dessinée au sein du « Grupo de la Floresta », atelier installé à Barcelone. Ainsi, il s’affirme sur plusieurs plans comme un novateur. Avant tout, le Grupo de la Floresta considère la BD comme un art qui nécessite des règles de composition, affirmant un métier plus ambitieux qu’avant. Gimenez porte ainsi des revendications en terme de droits d’auteur et son engagement syndical témoigne des évolutions du métier, de la conscience même du travail de dessinateur. Puis, durant le fameux « boom » de la BD adulte, il se présente comme un auteur des plus dynamiques, notamment avec la série Paracuellos publiée à partir de 1975. Il y raconte son enfance dans un pensionnat à l’époque du franquisme avec une force expressive et un sens du drame impressionant, faisant passer à travers de simples souvenirs d’enfance toute la violence et les frustrations d’une période sombre de l’histoire de l’Espagne venant tout juste de s’achever. Suivent d’autres récits de vie, dont Les professionnels en 1982 qui présente ses premières années de dessinateur. En se livrant à l’autobiographie, genre jusque là assez peu usité en bande dessinée, Gimenez affirme petit à petit la modernité de son médium.
Tout l’art de Gimenez est tendu entre deux extrêmes, l’humour et le drame. Son style, d’ailleurs, assez souple, porte à la fois les traces de la tradition hyperréaliste du comics américain et l’exagération des traits, procédé de caricaturiste. Les récits hésitent également entre l’humour (souvent sombre et cynique) et l’émotion dramatique. Dans sa dernière série en date encore inédite en France, 36-39, malos tiempos, il entreprend de présenter le quotidien de la guerre civile espagnole avec une galerie de personnages représentatifs de l’époque. Il se place sous le patronage du peintre Francisco de Goya (1746-1828) qui s’est fait le témoin des malheurs de la guerre d’indépendance de 1808-1814 dans son recueil de gravures Les désastres de la guerre, (1810-1815), ou dans des tableaux comme les célèbres Dos y Tres de Mayo (1814). Gimenez donne ainsi à la bande dessinée le rôle d’art au service de la mémoire d’un peuple.
Max (né en 1956)
Les débuts de Max se font au sein de deux mouvements d’importance : la tradition de la BD de la région de Valence et le fameux « boom » de la BD adulte. Si Carlos Gimenez fait figure d’ancêtre fondateur, Max est lui directement impliqué dans la création de revues comme El Vibora en 1979, porteurs d’un esprit de renouveau en accord avec la révolution culturelle de l’Espagne post-franquiste : libération des moeurs, culture urbaine de la démesure, américanophilie. Il est très tôt influencé par les comics underground comme ceux de Robert Crumb et leur esprit de rebellion sans limites qui ne peuvent que faire écho à la situation de son pays. Sa première grande série est Peter Pank, une parodie trash de Peter Pan publiée à partir de 1983. Il poursuit sa carrière au fil des années et est ainsi un des rares auteurs issus du « boom » des années 1975-1986 à avoir survécu en tant que dessinateur de BD.
Le style de Max subit plusieurs influences que lui-même assume : d’abord pour le dessin celui de la ligne claire valencienne, elle-même marquée par une forte influence de la ligne claire franco-belge (dont je parle dans cet article : ) et d’auteurs comme Yves Chaland et Ever Meulen ; pour la narration, les milieux de l’underground américains menés par Robert Crumb et Art Spiegelman, maniant un humour cynique et absurde. Toutes ces influences, profondément ancrées dans les années 1970 montrent bien comment le jeune dessinateur Max a envie d’inscrire la BD espagnole dans les grandes évolutions mondiales. Sa dernière création est Bardin el superrealista, personnage aux pouvoirs étranges qui rend hommage à la culture surréaliste dont l’Espagne est un des espaces moteurs. A l’heure actuelle, Max fait partie des animateurs de l’avant-garde de la BD adulte espagnole, dessinant pour des éditions indépendantes comme La Cupula et animant depuis 1993 la revue NSLM. Le but de cette dernière est de « fournir un espace montrant au lecteur le travail d’auteurs qui développent une oeuvre personnelle loin des contraintes commerciales de l’industrie et qui cherchent à reformuler le langage de la BD au-delà de ses frontières traditionnelles. ». On peut rapprocher l’ambition de cette revue de maisons d’édition comme L’Association, qui édite par ailleurs Max en France.
Fermin Solis (né en 1972)
Le plus jeune des trois, il commence sa carrière en plein dans le XXIe siècle avec Dando Tumbos en 2000 aux éditions Subterfuge comics, après avoir participé au monde du fanzinat, passage souvent obligé pour un jeune auteur. Depuis, il a publié une douzaine d’albums dont certains ont été traduits en France, au Canada et aux Etats-Unis. Prix de la révélation au salon de Barcelone en 2004, il se présente comme un des espoirs de l’édition indépendante espagnole.
Il n’est pas difficile de retrouver, comme chez Max, l’influence de la ligne claire valencienne dans son trait épuré et stylisé fait de courbes. Toutefois, ce n’est plus le milieu underground qui l’attire mais plutôt la vogue du roman graphique, dans sa dimension autobiographique, quotidienne et intimiste. Ainsi, l’influence de Dupuy et Berberian et David B. est très nette dans des récits narrant la vie au quotidien avec une pincée de fantaisie et de surréalisme. Pour cette raison, on le rapproche souvent de la « nouvelle bande dessinée » française d’auteurs comme Lewis Trondheim, Joann Sfar, J-C Menu, Manu Larcenet, dont une grande partie de l’oeuvre se veut autobiographique et marquée par une représentation fantasmée du quotidien. Comme dans le cas de Max, il s’inscrit donc dans les évolutions propres de son époque.
Avec son dernier album, inédit en France, Buñuel en el laberinto de los tortugas, il rend hommage au réalisateur Luis Buñuel. Il raconte (ou plutôt imagine) le tournage du film Las Hurdes, terre sans pain (1933). L’évocation du célèbre réalisateur lui permet de donner libre cours à des scènes surréalistes et de s’écarter un peu de son genre de prédilection, la peinture du quotidien.
Il n’est certainement pas innocent que ces trois auteurs situent leur oeuvre la plus récente au sein de la tradition artistique espagnole. Gimenez s’inspire de Goya peintre national de l’Espagne ; Buñuel et le surréalisme inspirent Max et Solis. C’est une manière de rattacher la BD a des ambitions plus hautes, à en faire un art égal à la peinture et au cinéma. Mais c’est aussi pour eux une volonté de singulariser leur oeuvre par rapport à la BD internationale en traitant de thèmes purement nationaux, une façon d’affirmer que la BD espagnole existe, avec ses carcatéristiques propres que sont, entre autres, la souffrance du peuple espagnol et la fantaisie surréaliste.
Pour en savoir plus :
Sur la BD espagnole :
Jesus Cuadrado, De la historieta y de su uso, 1873-2000, Sins Entido, 2000
Francesca Llado, Los comics de la transicion, Glénat, 2001
Manuel Barrero, Tebeosfera, 2007
La page wikipédia (en espagnol) est assez complète : http://es.wikipedia.org/wiki/Historieta_en_Espana
Le site internet tebeosfera, site de référence pour les études théoriques espagnoles : http://www.tebeosfera.com/portada.php
Pour lire les auteurs cités en français :
Carlos Gimenez, Paracuellos, Audie-Fluide Glacial, 1980 (réédité en 2009)
Carlos Gimenez, Les professionnels, Audie-Fluide Glacial, 1983-1985
Le site internet de Carlos Gimenez : http://www.carlosgimenez.com/menu.htm
Max et Mique Beltran, Femmes fatales, Albin Michel, 1989
Max, Bardin le superréaliste, L’Association, 2006
Le site internet de Max : http://www.maxbardin.com/
Fermin Solis, Je t’aime pas, mais, 6 pieds sous terre, 2005
Fermin Solis, Des baleines et des puces, Le potager moderne, 2006
Le site internet de Fermin Solis : http://www.ferminsolis.com/