L’exposition Archi et BD, actuellement à la Cité de l’architecture et du patrimoine, est prolongée jusqu’en janvier 2011. J’en avais fait une critique au début de l’été et il m’était apparu qu’elle comportait bien trop de lacunes pour porter un regard pertinent sur son sujet. Qu’à cela ne tienne ! Comme on est jamais aussi bien servi que par soi-même, voici, d’ici la fin de l’exposition, une série d’articles pour démontrer qu’il était possible de faire une exposition intelligente, en ciblant davantage les thèmes, avec de belles images et peu de moyens (heureusement sans planches originales et malheureusement sans affiche de Nicolas de Crécy !).
L’exposition Archi et BD évoque, l’espace de quelques planches, un événement de l’histoire contemporaine bien connu des Belges : l’exposition universelle de 1958. Ses rapports avec la bande dessinée sont inattendus mais intéressants. Par cette exposition, qui a lieu en plein âge d’or de la bande dessinée belge pour enfants, un lien s’est créé entre l’architecture et la bande dessinée.
Archi et BD 1 : Villes rêvées de l’an 2000
Archi et BD 2 : Les Cités Obscures de Schuiten et Peeters, une encyclopédie de l’architecture
Archi et BD 3 : L’architecture dans la bande dessinée historique
Archi et BD 4 : Carnets de voyage, d’un art à l’autre
L’exposition universelle 58 à Bruxelles : un moment architectural
Le concept d’Exposition Universelle apparaît dans l’Europe conquérante et industrielle du milieu du XIXe siècle, la première ayant lieu à Londres en 1851. L’objectif affiché par ces expositions est de regrouper en un seul lieu l’étendue des avancées technologiques et artistiques de l’humanité. Projet ambitieux porté par la croyance en la toute-puissance du progrès humain qui caractérise le XIXe siècle. Le terme universel est là pour rappeler que l’exposition est ouverte à tous les pays du monde. Depuis 1928, c’est un Bureau International des Expositions est chargé de l’organisation des évènements, la dernière en date ayant eu lieu à Shangaï en 2010 (de mai à octobre). Les expositions universelles sont généralement l’occasion de faire le point sur les avancées du savoir humain autour d’un thème pronant l’harmonie entre les peuples, la paix dans le monde, ou la progression des connaissances.
Plus que dans d’autres types d’expositions, l’architecture est un des arts majeurs des expositions universelles. L’exposition est présentée à l’échelle d’une ville et permet donc la mise en place de constructions gigantesques, le plus souvent éphémères mais parfois durables. L’architecture donne l’occasion de présenter une virtuosité technique symbole de modernité, telle la Tour conçue par Gustave Eiffel lors de l’E.U. de Paris en 1889, modèle de construction métallique. Par son pavillon, chaque pays participe au grand ballet des architectures.
L’exposition universelle de Bruxelles en 1958 occupe une place particulière : il s’agit de la première exposition depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, et même depuis le début des tensions en Europe de l’Ouest, puisque la dernière exposition avait eu lieu en 1935, à Bruxelles également. C’est d’ailleurs à cette occasion que fut construit le parc des expositions du Heysel où se déroule l’expo 58, mais le souvenir fort de cette dernière a fâné le souvenir de son aînée. Elle marque les esprits en tant qu’exposition du renouveau économique et politique de l’Europe affaiblie par les conflits. Le traité de Rome, premier traité politique de l’Union Européenne est signé en 1957 et Bruxelles est déjà la cité centrale de ce qui est alors surtout un regroupement économique.
Architecturalement, l’Expo 58 vient marquer le triomphe de l’esthétique du mouvement moderne, dont les débuts datent des années 1920. Ses principaux représentants de l’avant-guerre sont l’école du Bauhaus et le suisse Le Corbusier et l’institutionnalisation du mouvement se produit dans les années 1930, en particulier avec la Charte d’Athènes qui, en 1933, affirme des principes architecturaux et urbanistiques. Les mots d’ordre de ce style sont la rationalisation fonctionnelle de l’espace, l’épuration des lignes par des formes simples et le minimalisme ornemental. Toutefois, si le mouvement moderne est conquérant avant la guerre, en lutte contre ce qu’il dénonce comme des archaïsmes, la situation s’inverse après 1945 : il s’impose et ses principes se fondent dans un « style international » qui cherche à affirmer sans cesse le triomphe de la modernité et du progrès humain. La Cité Radieuse de Marseille construite par Le Corbusier entre 1947 est un exemple de cet engouement pour le modernisme qui caractérise la gestion urbanistique des années 1945-1960. C’est sous cette forme que l’architecture moderne apparaît lors de l’Expo 58 de Bruxelles : une esthétique devenue omniprésente et populaire. A travers l’architecture, l’exposition entend aussi confirmer l’entrée de l’humanité dans la modernité.
Les travaux commencent à Bruxelles dès 1956 et donnent lieu à deux types de construction : les pavillons éphémères et les édifices durables. Outre les pavillons américains et soviétiques qui tentent de convaincre de la superiorité respective des modes de vie des deux blocs de la guerre froide, le pavillon du génie civil belge, avec sa flèche creuse en béton armé de 80 mètres de long est un des monuments les plus impressionnants.
Il reflète les reflexions en cours sur l’utilisation de matériaux nouveaux et, par sa forme élancée, incarne indirectement la conquête spatiale, l’un des principaux sujets de préoccupation scientifique de la période. L’édifice est détruit en 1970.
Mais le monument de l’Expo 58 le mieux resté en mémoire est l’Atomium, qui, toujours en place actuellement, permet d’en garder le souvenir. Comme la Tour Eiffel du siècle précédent, l’Atomium veut être à la fois une prouesse technique d’envergure et le symbole de la science conquérante.
L’édifice, haut de 102 mètres, reprend la structure du cristal de fer et prétend incarner l’entrée du monde dans « l’âge de l’atome » (comprendre : de l’énergie atomique). Il est conçu par l’ingénieur André Waterkeyn (1917-2005), alors directeur d’une des principales entreprises métallurgiques du pays, et bâti par les architectes André et Jean Polack. Sur une structure d’acier sont disposés neuf boules recouvertes d’aluminium. Six sont creuses et ouvertes au public, l’intérieur étant rendu accessible par des ascenseurs. L’Atomium est progressivement devenu l’un des symboles les plus populaires de la ville de Bruxelles et entre 2004 et 2006, des travaux de réhabilitation ont été menés. La sphère située à la base contient une exposition consacrée aux années 1950, tandis qu’un restaurant se trouve dans la sphère centrale.
Présence de l’exposition universelle dans la presse de bande dessinée : Tintin et Spirou
Au dynamisme technique et politique belge symbolisé par l’exposition universelle semble répondre, à la même époque, le dynamisme culturel de la bande dessinée belge pour enfants. Elle est représentée par deux journaux concurrents, Le Journal de Spirou de l’éditeur Jean Dupuis (1938-) et Le journal de Tintin de Raymond Leblanc (Le Lombard, 1946-1993). La notion « d’âge d’or » est souvent invoquée pour parler de la période qui s’étend, en gros, du milieu des années 1940 à la fin des années 1960. A mon sens, elle recouvre deux réalités : d’une part la présence d’un noyau de dessinateurs véritablement novateurs dans leur approche du média, regroupés autour de « maîtres » formateurs (les élèves de Jijé : Franquin, Moriss, Tillieux, et les élèves du studio Hergé : Jacobs, Martin, Bob de Moor, Vandersteen), et d’autre part le fait que des journaux et éditeurs belges parviennent à se faire une place dans le marché français. Toutefois, en l’absence de statistiques sur les tirages comparés des journaux belges et des journaux français de cette époque (Vaillant, Coq Hardi, Zorro…), je ne m’aventurerais pas à prétendre que cette notion « d’âge d’or » belge soit entièrement fondée. D’autant plus que ce serait oublier l’importance, en France, des petits formats périodiques qui constituent une grande partie des ventes, même si, au final le modèle du journal avec des histoires à suivre a survécu plus longtemps.
C’est à double titre que Spirou et Tintin sont amenés à évoquer l’exposition universelle de 1958. En tant que journaux belges, il est évident que l’évènement les intéresse. Le Journal de Tintin a son siège à Bruxelles. Mais n’oublions pas que les deux journaux, dans la tradition de la presse pour enfants de leur époque, se veulent aussi éducatifs et se donnent comme objectif, entre deux aventures héroïques, de former les jeunes générations. Ils participent donc à la grande campagne publicitaire qui accompagne le lancement de l’exposition en Belgique en publiant des articles relatifs à l’Expo 58 durant toute l’année.
On remarquera au passage que Le Journal de Tintin se divise en une édition belge et une édition française. Le public est très ciblé et la différence de public pertinente : l’édition française reste assez réservée quant à la question de l’exposition, tandis que les articles abondent dans l’édition belge. D’avril à septembre, on y trouve une rubrique presque hebdomadaire intitulée « Rendez-vous à l’expo » ; animée par Will et Jean Graton, elle présente un aspect de l’Expo 58, parmi lesquels « L’Atomium », « le palais de métal » ou « le Heysel, ville-lumière ». Mieux encore : dans l’exposition se trouve un « autodrome Tintin » où les enfants sont invités à venir conduire des petites voitures. En 1958 est construit le « building Tintin », nouveau siège des éditions du Lombard près de la gare du Midi, et c’est de cette manière que le journal du jeune reporter belge s’associe lui aussi aux grands travaux d’urbanisme de Bruxelles. Le Journal de Spirou, peut-être en raison de sa double diffusion en France et en Belgique ou encore à cause de la situation de son siège à Charleroi, est moins impliqué dans l’Expo 58 et ne lance pas de rubrique dédiée. En revanche, il publie en juillet un numéro spécial « Expo 58 » qui, entre autres histoires, donne l’occasion à l’Oncle Paul du journal d’évoquer la construction de la Tour Eiffel tandis que César, le héros de Tilleux visite l’exposition. Le même Eddy Paape dessine un panorama de l’exposition sous la forme d’un poster. Les séries à suivre, pour leur part, n’ont qu’un rapport lointain avec l’évènement. S’il faut dresser une liste des séries publiés pendant la durée de l’exposition (mars-octobre 1958), signalons : dans Tintin la première grande histoire de Michel Vaillant par Jean Graton (Le grand défi), le S.O.S. Mététores de la série Blake et Mortimer de Jacobs, les débuts de Oumpah Pah par Uderzo et Goscinny, ainsi que les débuts de la publication de Tintin au Tibet par Hergé (qui, on l’admettra, est à l’exact opposé des préoccupations modernistes de l’exposition) ; dans Spirou commence La flûte à six schroumpfs, un épisode de Johan et Pirlouit par Peyo, tandis que Moriss en est à Ruée sur l’Oklahoma pour sa série Lucky Luke et que Franquin, parallèlement aux aventures de Spirou ( La foire au gangster et Le prisonnier du Bouddha), impose dans le journal la présence de l’encombrant Gaston Lagaffe, imaginé l’année précédente et encore cantonné aux hauts-de-page. On le voit, en 1958, les séries phares de la bande dessinée belge fonctionnent à plein rendement et le relais est en passe d’être passé entre les anciens et les héritiers.
Cela ne signifie pas pour autant que l’Expo 58 n’inspire pas les dessinateurs des deux journaux. Franquin est connu pour s’être intéressé au design des années 1950 pour sa série Modeste et Pompon. Dans Les Pirates du silence, une aventure de Spirou et Fantasio parue en 1955-1956, il emploie les services de son collègue Will pour dessiner le décor de la cité ultramoderne d’Incognito city qui reprend, en effet, certaines images de l’habitat du mouvement moderne. Franquin malmène le symbole de l’Expo 58, l’Atomium, entièrement repeint à l’effigie de Gaston Lagaffe.
A cette date, toutefois, les liens entre l’esthétique de l’Expo 58 et les histoires publiées dans Tintin et Spirou restent limitée ; sauf si l’on prend en compte la thématique de la modernité scientifique, récurrente dans les séries des deux journaux.
Le « style atome » : nostalgie et modernité, une mythification nostalgique du « style Expo »
L’aventure de l’Expo 58 dans la bande dessinée ne s’arrête cependant pas aux observations de l’époque. Au contraire, amplement plus intéressante et la gestion a posteriori de ce qui a été appelé « style Expo » ou « style atome ».
Sans se confondre complètement avec le style dit de la ligne claire, le style atome partage avec lui de nombreux points communs : tous deux sont des regards portés, avec une nostalgie parfois ambiguë (car oscillant entre l’hommage et le pastiche et n’ayant jamais fait la preuve de leur exactitude historique), sur l’art des auteurs de bande dessinée belges de ce fameux âge d’or. Les deux noms sont d’ailleurs imaginés par le même dessinateur, Joost Swarte. Dans les années 1980, les dessinateurs de la ligne claire comme ceux du style atome cherchent à retrouver le trait de leurs maîtres passés, trait qui incarne aussi pour eux une forme de modernisme graphique où domine la ligne et les formes simples et synthétiques. On n’oubliera pas que, dans les deux cas, il s’agit d’une construction intellectuelle a posteriori et que les termes de ligne claire et de style atome ne peuvent pas s’appliquer directement au style de Jacobs, de Franquin et de Tilleux ; ils s’appliquent aux auteurs qui s’en inspirent trente ans plus tard. Le style atome se détache toutefois de la ligne claire au début des années 1980 en ce qu’il fait plus explicitement référence à d’autres formes de l’art des années 1950 que la seule bande dessinée, et particulièrement à l’architecture et au design. Il est employé pour la première fois par un personnage de Joost Swarte, Anton Makassar, qui voit dans l’Atomium le symbole du « style atome » (qui désigne alors, pour Makassar, un style artistique et non réduit à la seule bande dessinée).
Le style atome est indissociable des éditions Magic Strip et des frères Daniel et Didier Pasamonik. Ce sont eux qui vont irrémédiablement unifier le style atome et le souvenir de l’Expo 58. Les frères Pasamonik, fondateurs des éditions Magic Strip en 1979, commencent par la réédition des classiques belges, profitant d’une vague nostalgique à l’égard des auteurs de Tintin et Spirou. Puis, à cours d’ouvrages à rééditer, ils se tournent justement vers de jeunes auteurs dont le style emprunte à leurs aînés d’une façon presque épurée et classique, Yves Chaland étant le principal représentant de ce groupe dans lequel on compte aussi Serge Clerc, Luc Cornillon et Ever Meulen. La collection Atomium 58 est créée pour eux et reprend, matériellement, la présentation des albums des années 1950. Par cette collection, les frères Pasamonik font référence non seulement à un style graphique, mais aussi à toute une époque de la vie artistique en Belgique dont l’Expo 58 est l’axe central.
Beaucoup d’auteurs rattachés au style atome se caractérisent par le fait qu’ils vont chercher leur inspiration ailleurs que dans la seule bande dessinée : dans le design, l’architecture, et l’illustration. Au-delà de ses albums, le dessinateur Ever Meulen travaille aussi bien dans la presse que dans l’affiche ou l’illustration en général. Son art est fortement inspiré par l’esthétique des années 1950 et on y retrouve des caractéristiques de l’architecture du mouvement moderne : la géométrisation, la rigueur des formes, une form d’élégance du geste graphique…
La référence au constructivisme et au mouvement moderne autorise aussi, de la part des auteurs du « style atome » une stylisation des formes qui pousse parfois jusqu’à l’abstraction.
Prenant le relais de Joost Swarte, qui avait employé le terme de « style atome » d’une manière décalée, dans la bouche d’un historien de l’art savant et pompeux, les frères Pasamonik publient en 1983 leur manifeste du style atome intitulé L’Expo 58 et le style atome. L’ouvrage a pour but de regrouper les dessinateurs que les frères Pasamonik voient comme proches d’un style qui n’est jamais clairement défini, mais que l’on devine comme étant fondé sur l’utilisation de la ligne-contour, tout en possédant une plus grande souplesse que la ligne claire et en mettant l’accent sur la modernité conquérante et dynamique. Selon Pasamonik s’y retrouvent Franquin, principal modèle, mais aussi Will et Jidéhem et, chez les jeunes, Yves Chaland, Ever Meulen, Joost Swarte, Kiki Picasso, Mariscal. Après coup, Didier Pasamonik dira, pour éviter toute critique historienne de son ouvrage : « Ce manifeste était en réalité une sorte de pastiche d’historien, tenant plus de la boutade que de la véritable analyse critique. ». Restons toutefois prudent : s’il est vrai que beaucoup de dessinateurs franco-belges des années 1980 ont affirmé leur dette envers l’art et l’esthétique moderne dominante des années 1950, l’idée de « style atome » existe avant tout à travers la défunte maison d’édition Magic Strip qui a imaginé et développé le concept et s’est chargé de dresser des liens esthétiques, parfois injustifiés, entre quelques auteurs. De même, si Ever Meulen a pu être influencé par l’exposition, elle ne constitue pas, loin s’en faut, sa seule source de référence, et réduire son style à la notion de « style atome » est une façon de l’appauvrir en le rangeant dans une case. Il faut également comprendre en partie l’invention du « style atome » comme la réponse belge au dynamisme de la bande dessinée française adulte des années 1970. Encore de nos jours, Didier Pasamonik poursuit son exploration de la ligne claire et du style atome.
L’héritage esthétique de l’Expo 58 en Belgique est paradoxal et différent selon que l’on parle de bande dessinée ou d’architecture. Pour le Neuvième Art, l’affirmation du « style atome » permet la reconnaissance d’une diversité de styles graphiques et d’oeuvres de talent, dont celle d’Ever Meulen ou d’Yves Chaland. Il est aussi une lecture à la fois nostalgique et belgo-belge de l’esthétique des années 1950 qui exagère l’importance réelle de l’Expo 58.
En revanche, l’historiographie de l’architecture belge ignore volontairement la notion de « style Expo » et nie la pertinence d’une cohérence architecturale de l’exposition et de son époque. L’Expo 58 est davantage considérée comme un point d’aboutissement, voire comme le symbole de l’échec de l’utopie urbanistique moderne, plutôt que comme une avant-garde dynamique. Elle fait passer dans le quotidien, et d’une façon forcément réductrice, l’esthétique moderne. En ce sens, le « style atome » ne serait guère plus qu’un air du temps passager, nostalgique, presque mythifié, mais ne correspondant à aucune réalité en son époque. D’autre part, les conséquences architecturales de l’exposition ne sont pas si roses que l’idéalisation d’un « style atome » pourrait le faire croire.
En 1958, l’organisation d’une exposition universelle à Bruxelles pousse la municipalité a accélérer des projets d’urbanisme de grand ampleur envisagés dès la fin de la guerre. Il s’agit de faire entrer Bruxelles, par l’architecture, dans la modernité, l’Expo 58 devenant alors une marque de sa transformation en capitale internationale. Les dirigeants de la ville décide d’appliquer à la ville les principes de l’urbanisme moderne de l’avant-guerre : planification urbaine, séparation fonctionnelle des quartiers, construction de logements sociaux. Toutefois, la réorganisation qui débute dans les années 1950 ne va pas se passer comme prévu et va être une des raisons de l’exode urbain qui pousse les habitants de Bruxelles, dans les décennies suivantes, en périphérie.
Les premiers gratte-ciel commencent à apparaître dans le ciel de Bruxelles dans les années cinquante, comme le siège de la Prévoyance Sociale près du jardin botanique. D’autres travaux sont prévus pour les années suivantes. Les promoteurs immobiliers privés à qui la municipalité a laissé la gestion des travaux sont très vite confrontés à des plaintes, certaines émanant même d’architectes tenants du mouvement moderne qui s’inquiètent d’une utilisation abusive et excessive de leurs principes. Le principal reproche à l’encontre de ce qu’on appellera plus tard la « bruxellisation » est la destruction de quartiers et monuments anciens. Pour construire le « Parking 58 », espace d’accueil des nombreux visiteurs de l’Expo 58, les vieilles Halles de la ville sont détruites. C’est aussi en 1958 qu’est lancé le projet de Cité administrative de l’Etat : un ensemble de bâtiments ayant pour but de réunir les institutions centrales belges. Malheureusement, et malgré sa grande qualité architecturale dans l’application des principes modernes, ce dernier projet s’éternise (il ne s’achève réellement qu’en 1983) et ne parvient pas à trouver sa place dans le tissu urbain bruxellois. S’y ajoute le fait que sa construction entraîne la démolition de quartiers anciens abritant une population plutôt pauvre. Enfin, les réformes du fédéralisme belge des années 1970-2001 rendent progressivement inutiles les bâtiments qui sont revendus en 2003 à des promoteurs privés. Les lecteurs attentifs l’auront compris : la construction de la Cité administrative de Bruxelles, symbole de l’échec du modernisme à tout prix, a servi d’inspiration à François Schuiten et Benoît Peeters pour leur album Brüsel dans lequel la ville imaginaire de Brüsel est ruinée par la démesure de projets urbanistiques de grande ampleur.
Ironie de l’histoire : l’espace de l’Expo 58 qui est le mieux resté dans les esprits des Belges (dont un sondage révèle que près de 90% d’entre eux ont assisté à l’exposition) n’est pas l’un des multiples pavillons consacrés à l’urbanisme moderne ou à la ville de demain mais les reconstitutions anciennes de la « Belgique Joyeuse », sorte de village tout droit sorti d’un tableau de Brueghel ! C’est retrospectivement et grâce à la bande dessinée que le « style atome » commencera à soulever un peu d’enthousiasme.
Pour en savoir plus :
Sur l’Expo 58 :
Chloé Deligne et Serge Jaumain, l’Expo 58, un tournant dans l’histoire de Bruxelles, Le Cri, 2009
Rika Devos et Mil de Kooning, L’architecture moderne à l’expo 58 : « Pour un monde plus humain », Fonds Mercator, 2008
Une passionnante reconstitution 3D de l’Expo 58
Sur le « style atome » :
L’Exposition 58 et le style atome de Didier Pasamonik, Magic-Strip, 1983
Ever Meulen, Feu Vert, Futuropolis, 1986
Un article de Didier Pasamonik s’expliquant sur le style atome